Le nom que l’on peut nommer

Cette semaine mon amie j’avais envie de te parler un peu d’un livre qui a profondément transformé ma vie, le Tao Te Ching. C’est un très vieux livre écrit il y a des millénaires par Lao Tzu, mais qu’importe tous ces détails contextuels, je t’avoue que l’important, pour moi, tu me connais, c’est surtout le contenu, pas le contenant, parce qu’une tasse n’a d’utilité que pour contenir un bon café chaud ou une tisane réconfortante, alors buvons ensemble le bon café du Tao, ce dimanche matin. J’avais envie de te parler du tout premier verset du recueil et de ce que j’en comprends, moi.

Le premier verset va comme suit:

Le Tao qu’on peut raconter n’est pas le Tao éternel. Le nom que l’on peut nommer n’est pas le nom éternel.

Le Tao est à la fois nommé et innommé. En tant qu’il est innommé, il est l’origine de toutes choses ; en tant qu’il est nommé, il est la Mère de dix mille choses.

Celui qui est toujours sans désir peut voir le mystère ; celui qui toujours désire ne voit que les manifestations. Et le mystère est lui-même la porte de toute compréhension.

Moi, mon amie, quand je lis ça, je pense instantanément à l’oeuvre de Magritte qui dépeint une pipe et sur laquelle est inscrit « ceci n’est pas une pipe ». Effectivement, absolument rien ici n’est une pipe, c’est de la peinture à l’huile, de l’huile de lin, peut-être, et surement une forme de siccatif, comme de la térébenthine, puis peut-être un vernis, sur du canevas de coton monté sur un faux-cadre de bois. Absolument rien de tout cela ne peut contenir du tabac et nous permettre de fumer. Et plus profondément, et c’est ici que je m’en vais avec tout ça haha, l’image mentale que suscite le mot « pipe » lorsque tu l’as lu, n’est pas non plus la pipe. Tout comme tous les mots que je décris depuis tantôt pour décrire la peinture sur la toile. Rien du tout de tout cela n’est la toile. Ce ne sont que des pensées. Parce que le nom qu’on peut nommer n’est pas le nom éternel.

Les pensées ne sont PAS les choses. Les éléments du monde et de la réalité existent uniquement à l’extérieur du mental. Si je te dis « pomme », peut-être que instantanément tu saisis intellectuellement que je te parle d’un fruit. Tu peux peut-être t’imaginer l’image d’un fruit rouge. Te souvenir de son odeur fraîche, sentir mentalement son goût acidulé sur ta langue, être capable de concevoir son volume dans ta main, mais de toute évidence, il n’y a pas de pomme ici. Tu ne peux pas faire l’EXPÉRIENCE de la pomme, parce que l’expérience, l’éternel, ne peut pas exister dans le mental, sauf l’expérience du mental en tant que verbe, qu’acte.

C’est un peu rigolo, quand même, que la partie de nous qui veut le plus comprendre et saisir le monde est justement la partie de nous qui, de par sa définition, ne le pourra jamais? Hahaha, pauvre mental! Mais bien sûr, il n’y a rien de grave ici ou de triste, parce que notre capacité à intellectualiser le monde et à le concevoir est une outil incroyable pour le naviguer. Ce serait bien dommage de t’avoir écrit tous ces hiéroglyphes pour rien si tu ne pouvais pas regarder ces drôles de lignes noires de formes différentes et n’en rien saisir du tout!

Mais, l’expérience, le réel, les choses, ne peuvent pas exister dans le mental. Mais t’sais, qu’est-ce que ça change, au fond? Pourquoi tu me racontes tout ça Fred, tu t’en vas où avec ça? Et bien je t’avoue que je ne sais pas trop. Ce que je sais, par contre, c’est que de saisir la distinction entre ce qui se passe dans ma tête et l’expérience réelle du monde a changé quelque chose en moi. Peut-être que je prends un tout petit peu moins ce qui se passe là-haut au sérieux, que ce soit les idées positives ou les idées négatives. Peut-être que ça m’a donné une appréciation nouvelle des sensations physiques qui seront pour toujours inaccessibles à mon mental, comme de sentir réellement une pomme et de croquer dedans sous le ciel d’automne. Peut-être aussi que ça a fait une première petite craque dans cette impression que j’avais jusque là que j’avais même la capacité, la possibilité, un jour, de comprendre le monde. Que j’ai commencé à réaliser que le monde ne pouvait pas être « comprit ». Que les mots et les idées, les dix milles choses du monde pouvaient être comprises, mais jamais le monde, l’essence du monde, l’origine des mots, l’éternel. Et que c’était ok. C’était ok de ne jamais pouvoir saisir le mystère du monde. Et peut-être que quelque part dedans moi, la quête, le désir a commencé à arrêter.

Ou peut-être que tout ça c’est complètement absurde, qu’encore, tout ce que je viens de t’écrire ne sont que des hiéroglyphes, et que tout ce que tu en as compris, intellectualisé, ne sont, exactement comme la pomme, que des manifestations des dix milles choses, et que l’éternel, le tao, se trouve plutôt quelque part entre mes doigts qui tapent sur mon clavier pendant que je t’écris et entre ta main qui tient l’objet sur lequel tu regardes des mots, quelque part dans le silence entre les mots, l’origine, l’éternel.