Te souviens-tu des forums? Je me souviens des forums. Je me souviens de l’internet du début du millénaire. Je prenais le temps d’aller sur un forum. J’allais dans la salle d’ordinateur derrière le salon, j’allumais l’ordinateur, j’attendais qu’internet se connecte, puis j’ouvrais un navigateur et j’allais sur un forum. Un seul forum. Pas treize forums en même temps—non, un forum.
Il y avais une section présentation, toujours, sur les forums. Un endroit où on devait se présenter aux autres avant de parler, un peu comme on le fait le premier jour d’école devant la classe un après l’autre. À l’époque je ne comprenais pas l’importance essentielle perdue de ce petit rituel, mais aujourd’hui il prend beaucoup de sens. Être forcé de s’identifier en tant que quelqu’un et forcer les autres de nous voir en tant que quelqu’un.
On prenait le temps de lire les publications des autres sur le forum, de lire chaque réponse et on y répondait lentement, intentionnellement, sans l’attente d’une réponse instantanée, sans désir d’être lu par des milliers, sans même la possibilité d’être lu par des milliers, remarque. On était quoi, soixante, sur le forum? Ça nous paraissait beaucoup. On faisait juste se parler, entouré de gens qui étaient là pour à peu près les mêmes raisons que nous. On finissait par se connaître. On présentait des gens entres eux parce qu’on pensait qu’ils s’entendraient bien. On était poli aussi, sur les forums. On se disait bonjour et au revoir dans nos messages.
Dans nos yeux d’aujourd’hui c’est cute comme une mamie qui fait ça dans une publication sur facebook, mais au-delà de la mignonnerie enfantine qu’on y appose de nos jours, il y avait là dedans quelque chose de grand, je pense, quelque chose d’important, même.
C’est qu’on appliquait les mêmes standards et le même respect qu’on portait aux gens dans la vraie vie aux gens sur internet. Quand on rencontre quelqu’un, et bien on le salue. Quand on quitte quelqu’un, et bien on lui dit au revoir. C’est comme ça. Et on transposait notre culture physique et locale sur le web, comme une extension de celle-ci.
Mais avec le temps s’est créé une culture web distincte de la culture physique du monde, avec ses propres codes, son propre langage, sa propre mémoire, ses propres événements marquants, et moi je t’avoue que, après tout ça, je ne sais pas si elle me plaît vraiment.
Je ne sais pas si j’apprécie particulièrement de voir toutes ces personnes qui dépriment parce qu’elles comparent leur vie ou leur apparence à celles d’autres personnes qui mentent sur leur vie ou sur leur apparence pour ne pas mal paraître aux yeux de centaines de milliers de personnes qu’elles ne connaissent pas.
Je ne sais pas si j’apprécie particulièrement de voir tous ces gens seuls et isolés tard le soir lorsqu’ils se rendent compte que les interactions et les accolades virtuelles qu’ils ont eu pendant la journée et bien ça ne compte pas vraiment et qu’ils se demandent si qui que ce soit viendrait à leurs funérailles.
Je ne sais pas si j’apprécie particulièrement de voir tous ces messages de haine envers des gens qui ne partagent pas l’opinion ou les croyances de ceux qui les laissent et qui se justifient à eux-même leurs actions et leurs propos par une forme de tribalisme binaire de gentils et de méchants, de si tu n’es pas avec nous tu es contre nous et comme je suis gentil les comme moi sont gentils et les pas comme moi sont donc les méchants digne du niveau de pensée critique de la cours d’école.
Je ne sais pas si j’apprécie particulièrement de se traiter tous et chacun comme un avatar vide, comme une caricature, comme un pas quelqu’un.
Je ne sais pas si j’apprécie particulièrement la déshumanisation, en fait. Parce que je n’aime pas ce qui arrive quand on se déshumanise tous et chacun, ce que ça nous donne intérieurement la permission de faire et de penser. Je préfère l’humanisation et la responsabilisation. Je préfère la rencontre avec l’autre en tant que quelqu’un. Je préfère je pense appliquer les mêmes standards et le même respect qu’on porte aux gens dans la vraie vie aux gens sur internet. Se dire salut, merci et au revoir. Se rencontrer en tant que personnes.
Quelque part je trouve que les forums du début du millénaire étaient plus sociaux que les réseau sociaux, je pense.